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Le Dégoût définitif !
4 février 2018

"Si Dieu est mort tout est permis !",

 

 

 



 


      "Si Dieu est mort tout est permis !", s'enfièvrait le XIXéme siècle. Le XXème a tenté de digérer cela tant bien que mal. Mais un autre corollaire nous est resté en travers de la gorge, de sorte que le XXIème est prié de s'en charger, c'est-à-dire que rien n'a d'importance. Pourquoi nier cette légèreté de l'être, et comment s'en défaire sans lourdeur? Une aversion définitive est-elle seulement soluble dans une solution de facilité?

       On a beau tâter le pouls, il faut se rendre à l'évidence, Dieu n'y est plus. Au demeurant, donner la vie à Dieu n'est-ce pas céder à une énième tentation de leur ôter à tous deux leur part légitime de mystère? À moins qu’ils ne désignent d’un même élan ce qui ne recèle rien qui exigerait une adhésion particulière: c’est la vie! Mais mon cœur balance avec une détestable faiblesse: comment dire oui, pourquoi dire non, pourquoi dire oui, comment dire non? Que signifie s’abstenir sans renoncer? La désapprobation est-elle une affaire de goût? À quel moment le deuil rencontre-t-il le mépris? Quelle part de sagesse accorder au dégoût? Si tant est qu'émotion et intelligence découlent d’un même souci vital de bien faire, peut-on parler d'un dégoût raisonnable à défaut de le trouver rationnel? Tant de questions se bousculent aux brancards de l’ambulance philosophique, témoignant de la sollicitude échaudée de l'esprit logique en la matière. Allez plutôt demander à un robot s’il ne trouve pas un peu difficile parfois d’être d’accord avec vous comme avec soi-même.

       Pour commencer, le concept de négation, comme tout concept, ne devrait pas être lié à un affect. Une fleur est une fleur sans que le logicien ne se sente en quoi que ce soit obligé de se demander si cela devrait lui faire plaisir ou non (encore qu'un bon poète serait tenté de lui rétorquer qu'on ne devrait jamais dire devrait). De même ce qui n'existe pas n'existe pas en dépit de l'assiduité du rêveur. Quand c'est non, c'est non, insistera l'autorité impersonnelle (et un brin paternaliste) de la logique orthodoxe. Pourtant, comme j'aimerais le relever avec une impertinence assumée, ce "non", tout bien lavé qu'il soit de la moindre collusion d'affaire personnelle, comporte un versant affectif insidieusement enfilé dans sa genèse, un affect même des plus puérils, puisqu'il s'agit du dégoût (sans allusion même ou si peu à la haine).

       Mais alors, ainsi remis abruptement à sa place dans le cadre d’une réalité intersubjective, le dégoût peut-il seulement soutenir impartialement une vocation à la négativité définitive? N’accueille-t-il pas forcément dans sa logique sélective le sens inconditionnel du meilleur en chaque chose? Autrement dit, s'il est bien vrai que tout n'est pas à jeter chez l'intempestif, comme dans l'obsolète ou le sclérosé, ses velléités catégoriques ne viennent-elles pas en contradiction d'une logique évolutionnaire? Ou faut-il poser que celle-ci s'accommode de tables rases ponctuelles, un peu comme ces extinctions massives dont celle des dinosaures fut si providentiellement profitable à notre lignée...

       Un aspect qu'il faut souligner de la négation, et qui indispose les logiciens, tient à ce que, à l'instar de l'interrogation qui concède à son objet la possibilité d'exister, et comme dans un tableau de Magritte, où ce qui est placé dans une assertion d'inexistence est présupposé sous nos yeux, elle affirme subrepticement ce qu'elle se propose de nier par ensuite. Or une présupposition équivaut à une règle du jeu qu'il faut s'imposer à peine d'être excommunié. Et donc si l'on joue le jeu, c'est qu'on y a engagé un intérêt personnel, au moins un semblant d'amour propre qui en appelle à l'indignation en présence d'infractions patentes aux règles de la plus élémentaire bienséance. Chassez le naturel...

       Il est vrai que la raison pure n'est pas très aimable et s'appliquant sans approche à la part des choses s'avance aisément au-delà de tout point de rencontre. Le philosophe naturellement engagé dans un processus de questionnement, se voit contraint d'assumer une attitude un brin perplexe qui consiste à affirmer fermement qu'il n'y a rien de ferme en matière de vérité – indiquant suivant le ton adopté l'actuelle profondeur de son agacement sceptique –, et que la seule vérité qui mérite notre considération est celle qui épouse l'instant au gré d'un deuil perpétuel. On en reconnaît seulement la robe de mariée, merveilleusement assortie au concours de circonstances. Ce faisant, on se réserve pour d’autres messes le joker du mariage blanc.

       Peu de logiciens au demeurant drapés dans leur probité restent impassibles en présence d'un paradoxe du menteur autoproclamé; quoiqu’ils fassent pour maquiller leur réserve en attitude positive, ils sont affectés par la contradiction que constitue un effort de spontanéité. Sans aller jusqu'à l'empoignade, certains se mettent en rogne au sujet du tiers exclu. Et ne demandez pas à un intuitioniste une définition convaincante d'une preuve par l'absurde. Les logiciens sont comme vous et moi: ils peinent eux aussi à regarder la réalité en face. On dirait même qu'ils ne sont pas à l'abri d'une humaine lassitude. Car au fond n'est-ce pas ce à quoi on peut s'attendre d'un dégoût rationnel: une manière de  «foutez-nous la paix avec vos foutaises!», mais en plus stylé.

       Tout cela pour faire observer que nonobstant les pathétiques et néanmoins louables efforts de persuasion déployés par les déontologues de l’esprit logique, la question demeure:  «être ou ne pas être». Autrement dit, si Dieu est mort, de quoi s'agit-il exactement? De l'âme humaine extasiée devant le jeu impersonnel de sa propre fantaisie? D'une évidence naturelle que le sens commun a placée en chacun pour le soustraire aux affres du solipsisme narcissique? Il importe ici au philosophe de l’esprit, clinicien de la raison pure traitée comme extension formelle du sens commun présenté à son tour comme biomimétisme de l'ordre naturel, de veiller à ne pas avancer ce que les gens ordinaires ne diraient pas, en le faisant passer sous couvert d'originalité pour ce qu’ils tenteraient en vain de formuler autrement.

       Au passage, afin de balayer une bonne fois l'agaçante aporie de la vérité, je suggère de considérer que dans la vie tout est une question d’optique: c’est ce qu’on peut dire "vu comme ça". Ainsi, pour affirmer que quelque chose est vrai, nul besoin de vérifier que cela corresponde à une quelconque réalité, mais seulement si ce qu'on en dit peut effectivement être dit comme cela; autrement dit: «vu comme ça, c'est vrai qu'on peut dire ça», où "ça" représente la réalité dans son plus simple appareil linguistique. Quant à la vérité elle-même, il s'ensuit manifestement qu'on n'en saura pas plus ce soir. Ne dirait-on pas que c'est tout ce qu'on peut en dire avant d'aller se coucher? À moins de se laisser prendre par une petite main au jeu du "on dirait", qui nécessite toutefois la société de rêveurs synchronisés. Mais n'est-ce pas précisément ce à quoi on s'attend vivement chaque matin sans le dire, lorsque vient l’heure d’entrer sur la scène de la comédie humaine (la fameuse intersubjectivité).

       Mettons à présent que le définitif aie partie liée avec l'essentiel. Tous deux font en effet référence à l’être d’une manière décidément catégorique, en n’hésitant pas à le saisir en pleine voie de réalisation. L’être (cette sorte de concentré absolu de réalité, aussi généreux en lumière qu’un trou noir et tout aussi imbu de sa gravité) est typiquement le genre de notion qui pose les plus grandes difficultés à quiconque prend le risque d'y réfléchir, dans la mesure où elle s'avance à double allure: celle qui s'investit dans le temps et celle qui implique l'éternité. À la fois existence et essence, pour résumer le dilemme philosophique que chacun peut éprouver quand il se conçoit lui-même formellement comme une personne bien définie, mais en aucun cas comme une affaire classée.

       On rencontre la même énigme dans tout l’empire du vivant, lorsqu’on se le représente comme de la matière très intelligemment organisée, comme animée d’un fonctionnement intentionnel à l’anthropomorphisme séduisant (c'est-à-dire sans épiloguer longuement un processus télescopique qui laisse affleurer la question fatidique du "pourquoi?"). Or, il apparaît que la notion de fonction mêle plutôt témérairement états et procédures (être et temps) pour caractériser grosso modo le mystère de la vie. Car aussitôt qu’on applique ce qui est de l'ordre du processus à un état des choses déterminé, les deux mis ensemble produisent ce paradoxe de la fonction qui divise les états en avant et après et assigne à chacun son clone dans l'avenir, baptisé "objectif" au présent (ou "idéal" pour parler humain). Et ici aussi chacun peut éprouver à tout moment l'embarras où le met la mystérieuse nécessité du changement tout en obéissant à l'injonction vitale de garder la forme. En particulier lorsqu'il s'agit d'affronter l’inertie assommante des définitions de soi que nous prodigue la moindre société des autres.

       On peut à ce stade concevoir l'âme comme le siège du mépris hautain avec lequel les êtres humains exorcisent la médiocrité de leur finitude ; et qu'une approbation collective autoriserait à placer sous l’égide d’un totem institué, une patrie pour leur cœur. Car il est bon pour le moral et la morale (faisons allègrement d’une pierre deux coups) de pouvoir invoquer en toute circonstance une figure tutélaire qui garantisse notre adéquation à l'ordre cosmique. D’ailleurs qui dit totem, pense spontanément tabou, loi du père, interdit de l'inceste et autres préventions évolutionnaires contre les court-circuits. On dirait que les évidences naturelles, en dépit (ou a fortiori) de leur aspect mathématique, n’en exigent pas moins un bouclier (tout aussi naturel) contre l’absurde. Principe anthropique oblige: l’eau qui coule de source vers l’océan trouve quand même le temps d’étaler gracieusement sa douceur en altitude. Sans quoi, permettez-moi, on ne serait pas là pour en parler.

       Plus sobrement l’âme représenterait un avatar de ce que les anthropologues s'accordent à appeler le Soi: un niveau supérieur de la personne en tant qu’unité d’investissement. Or, qui dit supérieur introduit subrepticement un jugement de valeur loin d'être anodin : il signale une approche singulière du sacré. Dans la mesure où l'âme représente l'intégrité psychique de l'individu (la patiente harmonisation des diverses tendances souvent contrastées de sa personnalité) sa perte signifie tout bonnement la folie, et son absence un déficit d'humanité. Phénomènes trompeusement paradoxaux, puisque loin d'être exceptionnels compte tenu des contorsions qu'implique la boucle de rétroaction accomplie par la conscience (qui généralement plie mais ne rompt point) dans sa fonction vitale de supervision immunitaire, à la fois moi et l’autre.

       On ajoutera au compteur des dégâts collatéraux dûs à sa seconde nature artificielle (comme la dépersonnalisation, la déréalisation ou la "perte de l'évidence naturelle") la nausée que traîne l'âme en peine à la considération de son potentiel si prometteur et néanmoins si impalpable (conférant du même coup toute son ampleur significative au sentiment d'insignifiance qui sied si bien à la posture intellectuelle de notre époque en mal de mysticisme et frustrée de métaphysique). En d’autres termes, le sentiment négatif du dégoût auquel il est temps ici de revenir, est-il beaucoup plus qu'un retournement viscéral sur soi-même, auquel on peut imputer cette regrettable réaction auto-immune qu'on appelle ici et là "mal du siècle", et qui ne semble pas dénoter autre chose qu’une puérile et désobligeante sensation d'être le jouet de son temps?

       «Nausée de l'absurde», tel pourrait être le diagnostic sans appel, prononcé main dans la main par deux cliniciens émérites de l’émotivité moderne: j’ai nommé Sartre et Camus, mais l’époque regorge de variations sur ce thème depuis le Malaise dans la civilisation de Freud, à La crise de la culture de Arendt, en passant par les diverses allusions au "désenchantement du monde", et autres spéculations sur la "peste émotionnelle"; auxquelles font écho les philosophies doucereuses de l'épanouissement personnel. Chacun y allant de son grain de sel, c’est en tant que citoyen moderne d'un monde libre que je m’en voudrais de m’abstenir.

       C’est semble-t-il en se rangeant à une conversion sentimentale, au décours d’un acquis de conscience affinée, que les émotions finissent par se teinter de dégoût: il s'agissait d'injustice, il est désormais question de sentiment d'injustice. C'était la privation objective qui suscitait nos révoltes déterminées, il y a maintenant un indécrottable sentiment de frustration (trop relative pour offrir mieux qu'une issue de consolation). Auparavant nous étions soumis à l’insignifiance, nous voici réduits à une superbe indifférence. On pouvait bien atterrir à la mauvaise place, aucun sentiment d'imposture ne nous plongeait plus que ça dans la perplexité. L'esprit cartésien hors de son ornière se maintient dorénavant en suspens, comme étranger à lui-même.

       Voilà un syndrome qui ferait une retraite tout à fait honorable au goût de n’importe quel anachorète, mais qui sied mal à la particule élémentaire d’une foule organisée. Le quidam des lieux publiques affecte volontiers la déférence convenue des éminences neurasthéniques pour qui "penser par soi-même" pourrait aussi bien signifier "la peur de sa vie". Car, l'émotion inhibée, avortée, parvenue au statut de sentiment, retentit parfois aussi lugubrement qu’un écho dans le silence, qui ne laisse qu’une constatation impuissante et amère de déjà vu: l’absurde dans toute sa splendeur obscène. Du pain béni pour l’amateur de comédie humaine, friand de scènes cocasses et pathétiques dans les vestiaires du monde civilisé; mais lui-même est concerné par la pénurie de costumes taillés sur mesure. Le sujet transitoire des transports collectifs de son temps s’attend-il sérieusement à figurer dans quelque prestigieuse distribution en jouant modestement son propre rôle, tranquillement installé dans son fauteuil? Il est fort à parier qu’il carresse déjà une épitaphe en manière de clin d’œil à Nietzsche: «ci-gît le dernier Homme».

       La combinaison d’un destin rétrospectif est couramment invoquée pour soulager les acteurs sociaux de leur embarrassante spontanéité. La distribution de stigmates et d'encens vient opportunément sanctionner l'ordre des choses selon la formule consacrée: «et ce qui devait arriver, arriva». Tout l’écœurement philosophique porte sur cette propension nonchallante à cautionner le fatalisme diaphane de l’hypnose quotidienne en se fendant d’un très rhétorique: «qui pouvait en douter?» C'est ainsi que pour débusquer un coupable (puisqu'il en faut toujours un), on demande avec indignation grandiloquente à qui profite le crime. Ne devrait-on pas commencer par interroger l’indigné sur ses propres motivations exhibitionnistes, pour établir d'abord clairement où est le crime, et au risque de l’offusquer davantage, sur ce qui l'autorise à en faire si promptement la honte? De quelle outrance immonde l'indignation vertueuse peut-elle bien prétendre se désolidariser si catégoriquement, sinon de celle qui la place par un coup de baguette magique mécano-déductif du côté des odeurs de sainteté.

       On entrevoit dès lors comment un homme dégoûté en vient à nous dégoûter: avec sa façon bien à lui de prendre ses désirs pour des réalités, il s’octroie le bon droit de profiter de notre disposition naturelle au partage collectif des émotions, pour placer ses délires privés sous une bannière impersonnelle, et se les frapper au coin du sens commun. Ce faisant il abuse du fait que la valeur adaptative de leur caractère contagieux a promu nos expressions faciales, et particulièrement le dégoût, mieux que d'autres réactions épidermiques, au statut de bon sens institué. Il fallait bien se reconnaître parmi les pestiférés...

       Il s’agirait donc de ce qui est perçu comme une ingérence du biologique dans le culturel, là où il manquerait l’accréditation d’une épreuve de réalité autorisée. Une sorte de dépassement de prérogatives, une forme primaire d’imposture, d’autant moins facile à traiter qu’elle implique des fonctions aussi vitales que la sexualité. C’est ce qui apparaît clairement lorsqu’on aborde le sujet de la sélection sociale, et celui, plus sensible à certains égards, de la sélection sexuelle. Est visée une intention qui prend forme en surgissant des routines biologiques sans être passée par le crible du bien commun.

       Ainsi, par exemple, au-delà de ce qui ne se fait pas, il peut arriver (comme dans certaines formes d'érotomanie) que cela ne fasse pas du tout plaisir à l'objet de notre sollicitude de vouloir lui faire plaisir. L'intention n'est pas bonne dans sa volonté de bien faire. De telle sorte qu'on voit souvent le snobisme singer la magnanimité comme un ange déchu son idéal de sincérité. Responsable sans être immonde, son amour propre se sent pourtant appelé à revendiquer un droit inexpugnable au prétexte. Il y a un terme pour cela: formation réactionnelle. Et ça s'attrape dès l'enfance, avec la propension irrésistible à l’autopromotion que connaît tout candidat au titre d’enfant sage.

       La question cruciale demeure ici comme ailleurs, d’où sort cette autorité ancestrale qui confère à celui qui détient sa source le charisme dictatorial suffisant pour prétendre faire son bonheur de celui des autres. Certains l’appellent Dieu et l’installent hors du monde pour le confort de leur imagination papillonante assoiffée de lumière intelligible. D’autres préfèrent l’assigner à résidence dans le noyau pervers de la personnalité, là où s’alimente le feu sacré de la confiance en soi.

       En attendant que tout soit bien pesé, osons cette assertion: au début du lien social était le dégoût. Pourquoi cette idée paraît-elle à prime abord si saugrenue? N'a-t-on pas affaire à une forme de suspension des élans spontanés, le moment si proprement humain de la retenue réflexive, lorsque la déception est grande, mais que la colère n’est pas de mise pour des motifs que seule la vie en commun saurait expliquer? Pour reformuler notre argumentaire, la moue dégoûtée semble être une réplique atténuée et polie d’un automatisme naturel frappé au sceau de la condition humaine sur l'enclume de la réalité (le coin béni du bon sens), dont le précurseur serait la mimique révulsée et révulsive du nauséeux en passe de rendre tripes et boyaux, tel un canibal inverti, du fait qu’il ne digère pas ce qu’il s’était proposé d’avaler (le genre de choses justement qu’on n’aurait pas dit comme ça). Elle s’est sans doute imposée pour la valeur adaptative de son caractère  contagieux, en tant que signal d’avertissement à moindre frais, dans notre environnement ancestral parsemé de baies sauvages mal identifiées.

       Or, des contagions mimétiques dans l’air du temps, aux transports collectifs des foules en délire, en passant par les grattements en chaîne dans les salles d’attente et autres manifestations de l’instinct grégaire, la relation fusionnelle à laquelle invitent les émotions est tenue pour un expédient primaire et indélicat dans un monde où il est pourtant impératif de s’entendre. Sous l’empire du fusionnel tout est soit attirant soit rebutant ou même les deux à la fois par intermittence compulsive, ne laissant aucun espace transitionnel à la négociation.

       À partir de là, on s'étonne à peine que l'esprit génère tant de lassitude. Son germe est une convoitise insatiable et formellement humiliée. Car en dépit de l’invitation instinctive au partage social que suscitent les émotions, les gens civilisés demeurent le plus souvent philosophes. Ils se montrent beaux joueurs  face à la funeste banalité dans laquelle ils pataugent consensuellement. D’ailleurs, les bonnes gens ne manquent pas de se démarquer de la posture quérulente qui les poursuit comme leur ombre, et qu’ils regardent avec une condescendance compatissante formellement dénuée de réprobation intempestive. Ils ont appris que c’est à ses propres dépends que le casse-pied aigri et mal embouché affecte de se sentir dupé, et ne s’autorisent eux-mêmes la solution du dépit révolté que sous la forme ritualisée de conventions collectives dûment encadrées. Le psychanalyste acquiesce: «Nul ne souffre que de lui-même». Son patient confirme: les débordements de colère procédurière ne résorbent nullement les soucis gastriques. 

       Il s'agit encore et toujours à nouveau de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, et faire fonctionner par contre à plein régime la raffinerie du sens commun, de façon à ce qu’elle mette sur notre table une denrée conviviale. C'est pourquoi l’attitude qui éveille le moins d’estime en nous, et qui pourtant en revendique le plus, nous paraît être cette indignation vertueuse qui fait passer pour souci d’intérêt collectif, ce qui n’est autre que l’épanchement normalisé d’une froide amertume. Une forme courrante du dégoût connue sous le terme de "ressentiment". Elle reflète une douloureuse incapacité à se reconnaître dans le miroir de l’autre surtout lorsqu’on y croise son propre regard. Un handicap d’autant plus redoutable qu’il se pare d’une contenance convenue à même de falsifier l’honnêteté citoyenne en exercices de persifflage, de délation et de harcellement moral typiques des nœuds de vipères.

       Imaginez maintenant de vous réveiller soudain pris en charge à votre insu par un Système de crédit social (version réseau du Big Brother orwellien), géré tout en velours avec des outils de surveillance de masse. C'est ce dont rêverait un gouvernement qui aurait pour devise scientia est potentia, ou une population tout entière acquise au principe de la soumission volontaire. M'est avis que votre sensibilité individualiste ferait bien alors de s'assurer que vos contemporains partagent le même souci du sentiment personnel, si elle entend éviter de glisser inopinément dans la paranoïa. On aurait aimé ne pas rentrer dans ce jeu détestable de la détestation tous azymuts, mais à peine y pense-t-on qu'il est déjà trop tard. La seule tentation de le fustiger nous compromet. Unique échapatoire convenable semble-t-il: une pointe d’humour acéré. C’est une compétence des petites pestes contagieuses que d’affûter notre aptitude à l’autodérision. Confirmant qu’ici non plus tout n’est pas à jeter.

       Car, en dépit de sa lourdeur complaisante, l’indignation formule un impératif humain auquel sa grimace communicative invite paradoxalement: un échange symbolique, déclenché par la rivalité mimétique. C'est par ces sortes d’identifications réciproques à l’agresseur que les membres d'une communauté parviennent à se mettre d'accord sur ce qui ne se fait pas, sans en faire une affaire personnelle: «Quelle honte! Mais non, pas toi! ça...» ("ça" indiquant une fois de plus la réalité dans son appareil linguistique le plus ténu

       Cela vaut pour l'ensemble des activités socio-culturelles, y compris les discours de logique théorique dont l’aspect métaphysique cache bien l’ancrage utilitaire. Si bien d’ailleurs qu’il a servi de tout temps de tremplin rhétorique aux semeurs de zizanie. Il est vrai qu’on a vu souvent l’embrayage social s’enrayer et conduire à des désignations définitives pas faciles à cautionner, mais d’une rationalité pratique imparable, du genre lynchage, chasse aux sorcières, mises à l’index et variantes plus ou moins digestes de la solution finale. On ne peut que rester conquis lorsqu'à ce moment précis de l'histoire, ressurgit la figure emblématique du shaman au charisme tutélaire, maitre es profondeurs et techniques d'élévation, reconnaissable et reconnu pour sa capacité quasi démiurgique à désamorcer les catarsis en jonglant avec les coïncidences significatives (une place prise en son temps par le Jésus du «que celui qui n'a jamais péché...»). Ce qui laisse bien entendu la porte ouverte ici aussi aux abus les plus divers des faux-monnayeurs et des gourous azimutés.

       L'arrière-goût amer que laisse ce réalisme appliqué aux relations sociales, tient au soupçon qu’il contribue à accréditer, que notre vis-à-vis, quel qu'il soit et quoi qu’il dise, ne souhaite guère l'épanouissement libre de notre personnalité, mais au contraire l'avènement de ce qui justifierait sa propre servitude volontaire. Il produit toujours sous nos yeux avec une mauvaise foi d'une troublante constance et une sorte de bonne grâce d'une spontanéité très réservée, sa seconde nature contrainte et forcée. Ainsi, l'inquiétude que suscite immanquablement une forme de vie dont on ne parvient pas à cerner les grandes lignes, conduit à affubler de l'étiquette de pervers les bons à rien qui font du bruit de leur néant, tandis que nous entendons jouir pleinement de notre douce vacance d'être. Comme l’aurait dit un psy: les pervers sont les seuls malades que les psys ne s’accordent pas à rendre fous.

       Si le dégoût peut être regardé comme un précieux opérateur de sélection naturelle, fourni par l'évolution dans le cadre de la lutte pour la survie (la conservation de l'espèce et tout ce qu'on voudra), il nous faut lui accorder une place parmi les émotions légitimes, et ne pas hésiter à s'en servir ne serait-ce que pour l'appliquer à lui-même. Et il se trouve justement que la seule chose qui contienne alors les spasmes de mon spleen devant le miroir, est le doute que cela vaille bien la peine de se tordre les boyaux pour autre chose si ce n'est d'en rire.

       Et si on pouvait vivre sans envie ni dégoût, sur une voie sans ornière! C'était peut-être ça le paradis... désormais perdu. Il est intéressant de noter que la petite enfance, où l'on situe volontiers les derniers rapports intimes avec le Nirvana, pratique le geste du "non" avant d'en maîtriser le concept. Il s'agit d'abord d'un mécanisme de tête chercheuse qui sert au nourrisson en quête de tétine, mais qui s'avère également utile par la suite pour s'en défaire quand il aura eu sa dose.

       Le même mouvement d'exploration dénué d'intention négative, se propose donc naturellement pour ce qui deviendra une façon de dire stop, inscrivant ainsi d’emblée notre premier outil linguistique sous le sceau de l'ambivalence. Une singularité aux répercutions quasi climatiques sur les tourbillons de la vie. Entre le schizoïde et le pervers, de Charybde en Scylla, de la normopathie psycho-rigide à la valse hésitation, c'est à croire que plus on surmonte de dégoût et plus on s'élève!

       Ne dirait-on pas que nous touchons au but? Mais encore s'agit-il de sonder les profondeurs de l'âme humaine sans négliger la personne concrète, se laisser séduire par l'apothéose tout en se dessillant; c'est aussi se soumettre à un vertige d'hypocrisie devant la grandiose grandiloquence de son propre néant, dont on n'est délivré qu'avec gratitude. C'est avoir été affranchi dans les deux dimensions du terme, à la fois par le savoir et par l'émancipation, qui caractérisent une engageante démarche initiatique.

       Le courage est l'engrenage du monde, osa un jour un philosophe revenu assagi d’un engagement manifestement quelque peu précipité. Le courage est comme la chance du débutant: on ne devrait en aucun cas en retirer une ombre de mérite, de peur d’en abuser et de tomber dans la spirale de l’addiction. Car ceux qui se croient courageux, s’installent dans de beaux discours. La plupart se donnent des airs de courage en s’administrant une injonction qui fleure bon l'invitation bienveillante à l'épanouissement personnel: «Courage ! Mets-y du tien!», comme on leur a si efficacement seriné; donc en invoquant un esprit tutélaire à la manière des sorciers d'antan. Ils ne sont pas à strictement parler courageux, mais les heureux détenteurs d'une formule algorithmique merveilleusement séante. Un gadget qui peut aussi bien s'avérer une peau de chagrin, comme vous le pleurnicheront avec des accents nostalgiques tant de têtes en l’air qui en ont perdu la clé, contraints d’observer dès lors un sevrage désobligeant.

       On voit à quel point l’impotence est première, surtout lorsqu’elle nous rattrape en dépit des frénétiques tentatives pour dénicher les préliminaires adéquats. Quête puérile ou pathétique, inspirant malaise ou dérision, suivant l'énormité des revendications attributives (jusqu'à quel point on s'y croit, et surtout, pour qui on se prend), cela en dépit de la dimension collective de nos rituels narcissiques. Et cela s'applique à toutes les vertus, autant martiales qu’aphrodisiaques, telles que cultivées sur un radeau de la Méduse dont les naufragés encore sains d’esprit s’accrochent à leur poutre maîtresse. Cela dit, le haut-le-coeur qui se dégage désespérément d’une telle scène mythique est-il un bon prétexte pour fuir toute mondanité? Il est permis en effet d’entretenir un respect solennel pour la religiosité spontanée de l'humble mortel dont nous partageons l'angoissante absurdité du courage dégoûté.

       Le courage dégoûté! Cet accouplement de termes virtuellement incompatibles évoque la tournure de l'oxymore (comme "se hâter lentement" ou "être déçu en bien") qui comporte, à égales proportions, un risque de confusion tout en donnant l'impression qu'il y a là matière à creuser. Souligner avec aplomb que ce n'est qu'une façon de parler indique bien toute la place que prend la grammaire dans notre vie mentale largement farcie d’implicite. En fait, c'est au sein de ce moment de logique floue que je crois légitime de réhabiliter une forme de dégoût. De même qu'en dialectique il est question de la négation de la négation, de même il est possible de parler d'un dégoût surmonté par le dégoût.

       D'ailleurs, le parallèle est renforcé par l'implication des affects dans l'apparition de la pensée discursive chez le petit enfant à l'occasion de ses premières confrontations avec les frustrations et les interdits, et à la faveur ici aussi d’identifications plastiques à l’agresseur. Tandis que se dégage précisément l'aspect détaché de l'opposition formelle (le "non" comme simple formalité), qui ne saurait porter atteinte à la personne, concept étayé quant à lui sur l’intangibilité de la figure maternelle.

       Pour le dire autrement, le courage augmenté du dégoût ne serait que l’implémentation d'une énième boucle de rétroaction fonctionnelle de facture somme toute très naturelle, que l'enfance inaugure dans la mise en scène de son dialogue intérieur, en mimant par le jeu les instants terribles de sa tendre vie. Ces moments de sublime suplice, où un ego à fleur de peau se retrouve salement amoché et redimensionné, de sorte que seul un heureux miracle de logique rétrospective, né de ses entrailles bienveillantes, comme par un effet cosmique inverse, transforme l'exil catégorique en anodine réprobation (au risque de me répéter, j'ai dis "ça", je n’ai pas dis toi !). On ne peut qu'applaudir aux exploits du génie humain de la consolation, capable de nous inspirer des mots d'ordre comme celui de l'hermétique: «Vas-y creuse! Tu trouveras bien, au gré des corrections, ce que tu cherches au fond...» (allusion téméraire au concept académique du VITRIOL: Visita Interiorem Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidum).

       Alors, quelle place dira-t-on au final, pour les accès de bile amère dans l'équation de notre passage sur Terre? Un paramètre à considérer étant la fonction physiologique du circuit de la récompense dont l'activation nous procure ces "immenses émotions", à la fois si populaires et si doctement escomptées. Un autre relevant justement du discours performatif qui se propose de justifier, légitimer et autoriser le label du mérite. Enfin proviendrait du sein d'un silence profond l'harmonie transcendantale de l'authentification charismatique.

       Car il est aisé de se procurer une franchise d'élu, sur papier glacé dûment cacheté, pour l'encadrer et s'en repaître les mirettes, le soir au coin du feu. Encore faut-il qu'un sortilège bienveillant vienne l'envelopper d'une aura de bénédiction. Une bénédiction, au parfum épicé d'huiles essentielles, donnant sens à la vie, à savoir la réponse qui vient tout court à l'esprit quand on se demande pourquoi diantre que tout cela. Autrement dit, il faut y croire sacrément! Aussi, le côté spéculatif quasi ethnographique de l'observation participante, telle que souhaiterait l'adopter un esprit post-moderne, en fait une sorte de voyeurisme rationnel. Voilà justement ce qui rend tant de belles histoires si difficiles à avaler, et la nécessité de s'émerveiller si critique. C'est le talon d'Achille de la puissance rituelle: le dégoût viendrait comme un désistement, un cheveu dans la soupe, un démenti catégorique à l'autodiscipline et à l’exigence paradoxale de se doter soi-même, et par ses propres moyens, de ses propres normes. Contresens procédural s’il en est, qu’on ne souhaite à aucun automate, et dont on finit par se demander bêtement pourquoi ça ne vient pas tout seul ces choses-là. Sans parler de la disgrâce qui afflige les mauvais comédiens.

       Dans ces conditions, si l'image du tunnel évoque le débit angoissant de la vie, on peut dire qu'une bénédiction nous laisse envisager d'en voir sereinement le bout, d'en actualiser l'infini et de placer notre biographie en cohérence avec un destin anthropique à l'historique exaltant. C'est sans doute ce que se proposent les prêcheurs de "bonne nouvelle". Il demeure néanmoins comme un précipité du phénomène humain, le soupçon d'une compromission regrettable (un incontournable détour naturaliste qui fait mal aux yeux des Amoureux de l'absolu) entre la récompense et la gratitude, dans l'élaboration d'un sentiment commun de soi, à l'abri de tout dégoût définitif.

       À n'en pas douter, le dégoût (sans allusion même ou à peine voilée à la haine) mérite sa place dans la panoplie des sentiments humains, ne serait-ce que pour s'en dégoûter. Mais s'il est vrai qu'en tant que fruit de la frustration et de l'insatisfaction radicales, il se revendique directement de l'envie (le plus retors des sept "péchés capitaux", puisqu'avec lui il s'agit tout bonnement de vivre), la seule antidote permettant aux dernières nouvelles de neutraliser ses débordements intempestifs semblerait bien être la gratitude. C'est peut-être là qu'il faut rechercher la véritable solution efficace, qui ne soit pas que de simplicité fallacieuse, au vu des doutes qui grèvent la disponibilité des circuits physiologiques au fil de l'instant.

       En revanche, qui dit ingratitude, dit ténèbres intimes de la solitude. Nul n'est plus heureux, me semble-t-il, à qui des entrailles bienveillantes et un cosmos accueillant ont accordé le loisir de ce soulagement: «Ouf! Dieu merci, vous êtes toujours là!». Mais étant donné que les gens ordinaires vaquent à leurs mesquines quoique légitimes occupations, on ne saurait à cet égard s'adresser à eux sans s'attendre à un raisonnable désaveu – d'où la notable persistance linguistique du palliatif divin. Ceci étant, en cas d'avarie irréparable à l'allumage de la moindre étincelle positive, on se consolera avantageusement en soupirant à une définitive et pour le coup indéfectible béatitude végétale.

       Parvenus en bout de plage, il nous reste néanmoins en poche un galet à lancer vers l'infini: est-il bien possible de s'en aller sur un dernier souffle sans même qu'il ne pèse une seconde au regard de l'éternité? Comme si notre conscience, notre mémoire, et nos profondes interrogations, n'étaient que des fétus de paille dans l'incendie de la contingence. L'expérience d'une mort imminente ne nous renseigne guère sur ce point, ceux qui l'ont vécue n'ayant manifestement pas franchi l'horizon des événements. Quant à moi, sachant qu'aucun Dieu ne peut nous bannir d'un univers tout à son évolution, je m'emploie assidument à essuyer sa sublime indifférence sans jamais rien céder à l'insignifiance qui le serait au dérisoire. Bref, tâchons me dis-je comme il convient de ne pas laisser le dernier mot à la misère.

 

 

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